"Dans l'Eglise latine, on adopta, au cours des siècles, la pratique de l'agenouillement devant le Seigneur. Après l'hérésie de Béranger de Tours au XI° siècle, la génuflexion se généralisa. Au moment de l'élévation, les fidèles s'inclinaient profondément. Le pape Honorius III (1216-1227) prescrivit les modalités de cette inclinaison respectueuse. Au synode de Mayence en 1261, les pères du synode demandèrent aux fidèles de ployer le genou et de s'incliner avec le plus grand respect au moment solennel de l'élévation. [...] Tous les fidèles, sans distinction d'âge ou de sexe, étaient invités à faire la génuflexion devant le tabernacle et de fléchir les deux genoux lorsque le Saint Sacrement était exposé.
Ces attitudes corporelles d'adoration ne sont pas des reliques d'une époque révolue. Elle n'appartiennent pas simplement à un passé curieux de pratiques et de dévotions extérieures particulières. La congrégation pour les sacrements et le culte divin publia en 1980 une Instruction sur quelques normes relatives au culte du mystère eucharistique. Ces normes ont été approuvées par le pape Jean-Paul II. On y lit notamment :
"Devant le Saint-Sacrement, qu'il soit enfermé dans le tabernacle ou exposé publiquement, on conservera la coutume vénérable de faire la génuflexion, en signe d'adoration [37]. Il faut donner une âme à ce geste. Afin que le cœur s'incline avec un profond respect devant Dieu, la génuflexion ne sera faite ni d'une manière empressée ni d'une manière distraite. Si quelque chose a été introduit en contradiction avec les dispositions ci-dessus, on doit le corriger." (Inestimabile donum 26,27).
Il est important de vivre notre foi avec tout notre être. Nous assistons aujourd'hui à une dislocation de la personne humaine entre le corps, le psychisme et l'âme. En quête désespérée d'unité, la personne humaine se heurte à une société qui ne cesse de proposer l'éclatement, avec les lots de souffrances que cet éclatement entraîne. La liturgie devrait être ce lieu où l'unité est recréée. On est parfois saisi de tristesse à la vue de certaines assemblées où les participants, raides comme insensibles aux mystères qui se déroulent sous leur yeux. Sans doute, les mystères sacrés se vivent-ils à l'intérieur et l'adoration sera-t-elle d'abord celle du cœur et de la raison qui s'inclinent devant la vérité et l'amour de Dieu. Certes, l'adoration véritable est donc bien "en esprit et vérité". mais quelle est donc cette foi au Verbe fait chair qui ne va pas au bout, jusque dans le corps, pour exprimer, à la manière des bergers et des mages, son adoration et son émerveillement, devant l'Enfant-Dieu, le Dieu-Hostie ? Posons-nous la question de savoir si notre rigidité extérieure ne traduirait pas une crispation intérieure, comme un vieillissement du cœur et un refus de rentrer résolument dans la voie de l'enfance spirituelle?
Nous devons réapprendre à manifester avec notre corps ce que le cœur croit.
La philosophe Simone Weil (1900-1943) d'origine juive, non croyante, explique, dans son itinéraire de foi qui l'amènera à rencontrer Jésus-Christ comme la vérité, cette expérience qu'elle a vécue dans la basilique Saint-François, à Assise en 1936 : "Quelque chose de plus fort que moi m'a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux." [...] Charles Peguy parlait de ce "bel agenouillement droit" que le chrétien, à la suite de tous les pauvres de l'Evangile, peut faire devant le Christ. Le Père Bernard Bro s'étonne aussi de cet abandon d'une attitude corporelle d'adoration : "D'étranges petites inclinations se sont substituées à la prostration biblique de nos frères d'Orient ou à la génuflexion médiévale comme si, chez nous, l'amour du Christ était un peu atteint par les rhumatismes. Quelle chance pourtant : il y a Quelqu'un devant qui on peut s'agenouiller."
[...] Saint Pierre-Julien Eymard nous rappelle que le premier mouvement de l'adoration consiste justement à se prosterner à terre, le front incliné. C'est une attitude qui nous permet de proclamer sans mots la majesté infinie du Dieu qui se cache sous le voile de l'Eucharistie. A ce premier mouvement succède l'exaltation de la grandeur de son amour. C'est aussi l'attitude de grands témoins de notre temps. Jean-Paul II passe plusieurs fois par jour dans sa chapelle. Entre deux rendez-vous ou deux activités, il profite de court instant, pour se jeter de tout son long à plat ventre devant le tabernacle. Ce qui se passe alors, Dieu seul en est témoin.
Nicolas Buttet - L'Eucharistie à l'école des saints